DECRYPTAGE. Covid-19 : en Inde, les crémations de masse à ciel ouvert, symbole de l'urgence sanitaire
L'Inde a enregistré plus de 3 000 décès en 24 heures mercredi, selon les chiffres officiels. Les bûchers, rituel hindou, se multiplient.
[AVERTISSEMENT : Les images présentes dans ce contenu peuvent choquer les plus sensibles.]
Des flammes rougeoyantes dévorent les épis de bois et se répandent dans les villes d'Inde, qui a basculé dans le chaos de la crise sanitaire. La deuxième vague épidémique qui touche ce pays de plus d'1,3 milliard d'habitants relève du tsumani. L'Inde, quatrième pays le plus endeuillé au monde par la pandémie de Covid-19, a dépassé mercredi 28 avril les 200 000 morts, avec plus de 3 000 décès signalés en 24 heures pour la première fois, selon les données officielles.
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Les images de bonbonnes d'oxygène déchargées à la hâte et de patients agglutinés aux portes des urgences se multiplient, tout comme celles de bûchers à ciel ouvert construits à la hâte. Des images terribles, preuves ultimes de la catastrophe qui se joue actuellement sur le sol indien.
Ces photographies de bûchers correspondent à la crémation de milliers de victimes du Covid-19, explique Frédéric Landy, directeur de l'Institut français de Pondichéry : "C'est un traitement très courant des décès. La vision des bûchers peut être particulièrement effrayante pour les non-Indiens, mais c'est quelque chose de très commun pour les Indiens."
Les bûchers à ciel ouvert font partie de la culture hindoue, comme le détaille Anne Gagnant, docteure en sociologie et en anthropologie et spécialiste de l'Inde : "Environ 79% de la population indienne est hindoue et l'écrasante majorité de la population hindoue, à l'exception de quelques communautés précises, se fait incinérer. C'est le traitement normal du corps. Les minorités musulmanes et chrétiennes, elles, se font enterrer."
Dans l'hindouisme, le rituel de crémation a une grande importance, souligne-t-elle : "La crémation et les rites qui l'entourent permettent à l'âme du défunt de sortir du cycle infini des réincarnations et de ne pas rester prisonnière d'une existence terrestre". "Chaque communauté ou région a sa manière d'arranger le corps du défunt ou encore de disposer le bois", complète Arundhati Virmani, historienne spécialiste de l'Inde coloniale et contemporaine à l'antenne marseillaise de l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). "La cérémonie de la crémation dure habituellement plusieurs heures. Une fois qu'elle est finie, les cendres et les fragments des os sont dispersés dans le Gange, explique-t-elle. Mais dans la situation actuelle, ils n'ont même pas le temps de laisser refroidir les corps, c'est terrible".
Des centaines de kilos de bois par bûcher
Face à la crise sanitaire du coronavirus et à l'explosion du nombre de morts, les sites dédiés aux crémations se sont multipliés dans les villes. Les risques de contamination ont eux bousculé les rituels funéraires. A Noida, au sud-est de Delhi, seul un membre de la famille d'un défunt du Covid-19 est désormais autorisé à assister à la crémation "lorsque son tour arrive et alors que d'autres ambulances font la queue", rapporte le quotidien The Hindu (en anglais). Pour répondre à la demande, les employés du crématorium se retrouvent forcés de dormir sur place, pour tenir des bûchers dans la nuit.
Mais cela ne suffit pas. Dans le pays entier, les chantiers se multiplient pour construire de nouveaux crématoriums. Dans l'Etat du Karnataka, au sud-ouest du pays, le gouvernement local a été contraint d'autoriser les familles à incinérer ou à enterrer leurs proches décédés sur leurs propres terrains pour éviter la surpopulation des crématoriums et cimetières, note le journal singapourien Straits Times (en anglais). Pour Frédéric Landy, "ce qui frappe, c'est la proximité des bûchers et le fait que les crémations se déroulent désormais aussi dans des espaces improvisés".
A Delhi, les files d'attente des familles endeuillées étaient telles, mardi, que certaines personnes ont attendu pendant 20 heures pour pouvoir enterrer leur proche, décrit le Times of India (en anglais). "C'est terrible car normalement, il faut brûler les corps très rapidement et là, il y a des gens qui patientent des heures avec leurs morts", souligne Arundhati Virmani.
"Il faut du bois, beaucoup de bois. Alors les autorités sont en train de réfléchir à couper les arbres aux alentours des villes."
Frédéric Landy, directeur de l'Institut français de Pondichéry (Inde)à franceinfo
Ce délai pourrait encore s'accroître, en raison de la pénurie de bois. La réalisation d'un bûcher funéraire nécessite plusieurs centaines de kilos de bois et la consommation de bois est actuellement telle que les autorités ont demandé à couper les arbres des parcs de la ville, relève Business Insider (en anglais).
Le nombre de morts sous-estimé ?
La diffusion de ces photographies par les médias internationaux a suscité des commentaires indignés, qualifiant les photographes occidentaux de "vautours", rapporte The News Minute (en anglais). En Inde, photographier les crémations peut être mal perçu, explique Frédéric Landy. "Rien n'est jamais prohibé en Inde, mais d'une façon générale la mort est taboue. Dieu sait que les Indiens adorent être photographiés, mais la mort est très difficile à faire voir, poursuit-t-il. Je me rappelle, j'étais dans un taxi à Pondichéry il y a deux semaines, j'ai pris en photo un corbillard et le taxi m'a grondé, m'a dit que ça pouvait porter malchance à son taxi." A ce titre, les touristes se font souvent reprendre à Varanasi, ville sacrée aussi connue sous le nom de Bénarès, où de nombreux hindous vont se faire incinérer.
"Traditionnellement, ce sont des moments réservés aux proches, qu'on ne photographie pas. Mais là, c'est différent."
Arundhati Virmani, spécialiste de l'Inde coloniale et contemporaine au campus EHESS de Marseilleà franceinfo
"Ce sont des photographies qui ont été prises pour montrer l'ampleur de la tragédie que le gouvernement cherche à minimiser. C'est à ce titre qu'il y a eu une campagne de diffamation de ces journalistes", analyse Arundhati Virmani. Les images et vidéos des bûchers ont également été diffusées par les médias indiens. Car ces images de feux allumés par milliers ont été le premier signe de l'aggravation de la situation sanitaire : "Ces bûchers sont un indicateur de la gravité de la situation, étant donné que le sous-enregistrement des décès est notable", commente Frédéric Landy. Face au manque de transparence des autorités, l'activité des crématoriums représente l'un des seuls moyens de dresser un bilan plus juste de l'épidémie.
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